[1]Je commercialise depuis plus de 20 ans des services auprès du public et depuis toutes ces années, je concentre tous mes investissements de communication sur un élément sémantique primordial, un groupe de mots qui confère à ma société une identité, une réputation et qui porte ses savoir-faire.
Bref, j’ai construit une marque !
Comme tout entrepreneur prudent, j’ai protégé ce trésor par de multiples actions, de telle sorte que personne ne puisse jamais l’utiliser ou s’en prévaloir. Jamais !
Et puis, un jour, un funeste jour, alors que je flânais sur la toile pendant le week-end, j’ai, sans trop savoir pourquoi, tapé cette marque dans la barre de requête de mon moteur de recherche préféré.
Là, qu’ai-je vu apparaître ? Une publicité pour un de mes concurrents, et pas le plus sympa d’entre eux de surcroît ! Stupeur et tremblement !
Abasourdi je convoquai dès le lendemain à la première heure un pro du référencement et mon avocat.
Je reproduisis « en live » l’expérience pour leur faire constater l’ignoble infamie !
Cette fois, ce sont les annonces de quatre de mes confrères qui apparaissaient après avoir tapé ma marque chérie dans la barre de requête de ce moteur dont la pertinence espiègle commençait sérieusement à me porter sur le système !
Tentant maladroitement de calmer une fureur à croissance exponentielle, mon avocat m’expliqua alors qu’effectivement, jusqu’à 2010, les textes légaux en vigueur interdisaient de tels agissements, mais qu’à force de lobbying, un arrêt de la cour de justice européenne (1) et blabla, blabla…
Le pro du référencement argua du fait qu’un internaute qui tape une marque ne veut pas nécessairement accéder aux seuls services de cette marque mais que, peut être inconsciemment, et même si on n’en est pas certain, il sera content de voir apparaître d’autres marques et blabla, blabla….
Rien ne pouvait me convaincre, ni la pédagogie juridique de l’avocat, ni les délires sémiologiques et linguistiques du référenceur. Rien !
Une mécanique machiavélique
C’en était trop et pas besoin de relire Ferdinand de Saussure ou Roland Barthes pour s’apercevoir de l’étendue des dégâts potentiels pour mon entreprise et pour des milliers d’autres.
Plus on me renseignait plus j’entrevoyais les contours de cette mécanique machiavélique. Je percevais au fur et à mesure de mes échanges les immenses enjeux sous-tendus par l’existence des marques dans l’univers du moteur et l’incompatibilité de leur protection avec les logiques algorithmes et financières de son développement.
Un programme d’achat de mots clefs met aux enchères des mots pour que les annonceurs puissent faire apparaître des liens vers leurs sites internet. Or, la protection juridique dont bénéficiaient les marques (qui sont aussi des mots) interdisait au moteur d’en tirer des revenus.
Le « moteur » organise la notoriété
Il fallait donc obtenir l’abolition de cette protection pour s’ouvrir le marché des marques. Plus de protection des marques, plus d’obstacle, CQFD. Par ailleurs, les marques constituaient un des rares moyens permettant aux entreprises de s’affranchir de l’emprise du moteur.
Avant cette décision inique, on pouvait encore opposer la notoriété du monde réel à celle fabriquée par le moteur et son diktat de la popularité. C’est désormais terminé, les carottes sont cuites. Il n’y a de notoriété sur le web que celle décidée, organisée et commercialisée par le moteur, un point c’est tout !
Payez pour acheter votre marque...
Alors que faire ? Et bien fort heureusement, et contre toute attente, le moteur est magnanime, il a la victoire modeste. Alors il vous conseille d’acheter votre propre marque dans le programme d’achat de mots clefs pour bien vous protéger de vos concurrents et, très accessoirement, faire grossir un peu plus ses revenus ! Sans blague, avec le poison, le moteur livre donc l’antidote ! Payez pour acheter votre marque ou souffrez de faire le bonheur de vos concurrents.
Comment l’Europe a-t-elle pu se rendre complice d’un tel détournement ? Le trafic naturel et donc gratuit sur les marques est devenu un trafic très lucratif bien que totalement illégitime pour le moteur, mais aussi une foire d’empoigne qui favorise les abus et les contrefaçons en tous genres. Comment avons-nous pu laisser passer cela ? Priver les marques de leur droit à la protection, revient à nier le monde réel en considérant que la seule notoriété qui vaille est celle fabriquée par l’algorithme du moteur.
En niant les marques, nous nions l’identité des entreprises. Quelle sera la prochaine étape ? Les noms propres ? Certains d’entre eux sont justement des marques.
Alain Capestan
Directeur Général du Groupe Voyageurs du Monde
(1) Arrêt de la CJUE du 23 Mars 2010